Camille Dutilleul est inquiète car elle ne rêve plus depuis quelques jours et le souvenir du rêve au réveil lui manque cruellement, d’autant plus que pour elle, "les rêves structuraient la vie". Elle consulte son médecin qui lui apprend qu’elle n’est pas la seule dans ce cas. Son journal l’envoie en Bretagne enquêter sur une équipe de scientifiques qui vivent cloîtrés dans le phare d’Eckmühl, à la pointe du Finistère pour faire des recherches sur les rêves. Visitant le village de Penmarc’h, elle découvre la "Chapel ar Joa" et le camping de la Joie, ce qui lui fait penser que "tout ici est spinoziste". Mais passons…
Selon les scientifiques, "on rêve ensemble". Que des personnes ne rêvent plus est inquiétant. Et il y a dans le phare un homme qui ne rêve plus, Andrea. C’est un poète reconnu, excellent nageur, un pur imaginatif capable de "circuler dans les rêves des autres". Mais il ne rêve plus, il dépérit, "il a les yeux délavés". Avec l’aide d’une amie, la jeune femme décide de le faire s’enfuir.
Avec lui, elle traverse l’Europe jusqu’à Belgrade et une île turque, vers divers groupes qui cherchent à valoriser le rêve. Au cours de ce voyage, elle se remémore les moments forts de sa vie, elle rencontre des gens charmants et inattendus.
Les personnages apparaissent dans l’histoire comme dans un rêve, doucement, comme en flottant, et disparaissent de la même façon. L’histoire a donc un caractère fantastique. L’aspect policier n’est pas puissamment énigmatique, on découvre très vite le complotisme des savants qui n’ont de considération que pour leurs recherches. L’écriture est belle, poétique, sans violence ni brutalité, brumeuse comme il convient à une histoire de rêves. Si on se met dans de bonnes dispositions, la lecture peut se faire comme dans un rêve, ce qui peut être une façon d’enchanter un monde qui est en manque de rêves.
En 1971, alors qu'il était âgé de cinq ans, les parents d'Emmanuel Lepage ont emménagé avec six autres couples dans un habitat communautaire près de Rennes, au Gille Pesset. Le groupe avait acheté quelques années auparavant, un ancien corps de ferme et quatre hectares de terres. Tous étaient issus du scoutisme et de l'Action catholique, sensibles à l'ouverture provoquée par le concile Vatican 2, votant à gauche, vivant une spiritualité au quotidien, aspirant à une vie plus solidaire et fraternelle. Quatre ans plus tard, la famille quittait de ce lieu suite à un désaccord de son père avec le groupe.
Cette période de la vie communautaire a profondément marqué Emmanuel Lepage. C'est trente ans plus tard qu'il se rend compte qu'il a vécu une expérience pionnière, politique et spirituelle, inspirée par le mouvement personnaliste ″La Vie Nouvelle″ qu'animait, en Bretagne, Pierre Bourges, ancien maire de Redon, actuellement âgé de 96 ans.
Pour les enfants, c'était la vie rêvée d'une bande bénéficiant d'attention, d'écoute, de liberté, de la possibilité de jeux et de création. Pour les adultes, c'était la certitude qu'on est plus intelligents, plus forts, à plusieurs. Ces gens qui ont voulu vivre une utopie n'étaient pas de doux rêveurs, ils menaient une réflexion personnelle et collective sur la vie sociale, la politique, ils étaient engagés dans la vie citoyenne. Quand l'auteur est revenu les voir pour l'écriture de sa BD, la plupart étaient encore dans des associations ou l'action municipale.
En rencontrant les membres du groupe, Emmanuel Lepage a voulu comprendre ce mode de vie, ces choix, ce qui explique cette longue enquête, ce volume important. Pour que le lecteur ne se perde pas dans ces nombreux personnages et événements, il a choisi la couleur pour le passé et le noir et blanc pour le présent. Il a voulu montrer ce qu’a été l’Église dans les années 1970, l’espoir et l’enthousiasme qu’a suscité l’aventure de l’abbaye de Boquen autour de son prieur, Bernard Besret. Son enquête l’a mené au hameau de la Bigotière, à Épiniac (Ille-et-Vilaine) où se vit une expérience d’habitat partagé. Il montre qu’ici et là, des gens tentent un autre mode de vie plutôt que se lamenter du délitement du monde social.
En 1975, ses parents ont quitté le Gille Pesset. Il leur a beaucoup voulu et a cru que c’était de sa faute. Il s’est réfugié dans le dessin et qu’il est devenu auteur de BD. Maintenant qu’il est remonté dans leur passé, qu’il sait ce qu’ils ont vécu, qu’il les a compris, il est admiratif de leur parcours.
″ Cache-cache bâton ″ est le nom du jeu des enfants du Gille Pesset. C’est un roman graphique autobiographique profond qui témoigne que l’important est de tenter, d’essayer, au risque de l’échec, qui lui, n’est pas important.
Lassée par la vie urbaine, Anouk décide de quitter Montréal, son compagnon, sa famille, son métier, son appartement pour aller vivre dans une seule dans une cabane isolée au milieu de la forêt, dans le Kamouraska sur une rive du Bas-Saint-Laurent, en plein hiver, sans eau courante, sans autre électricité que celle d’un panneau solaire recouvert de neige.
Si elle ne nous dit pas grand-chose de ses motivations, on comprend qu’elle fuit un monde qui ne lui convient pas, trop superficiel, trop marchandisé, trop éloigné de son envie de nature, qu’elle a besoin de liberté, même si ses convictions ne sont pas encore très claires et fixées.
Le contact est rude pour la jeune femme mal préparée à affronter le grand froid, la neige, la glace sur le fleuve, les coyotes qui passent près de sa cabane, le toit qui prend l’eau, le poêle à surveiller et à remplir régulièrement de bûches. En maniant sa hache maladroitement, elle se fait "une belle cicatrice de guerrière" au visage. Quand elle sort de sa cabane, elle a peur des coyotes. Son "char" ne veut pas redémarrer sous une température de moins 40°. Elle n’a plus de contact avec la civilisation, le cellulaire et la radio exigeant de l’électricité. Quand arrive un fugitif qu’elle va héberger un court temps, elle comprend pourquoi elle n’entend plus le bruit du train depuis quelques jours. Découvre-t-elle l’activisme écologique ? C’est possible et c’est ainsi qu’elle choisit de devenir militante.
On ne sait pas tout de l’emploi du temps concret sinon qu’elle mène une vie très frugale, en autarcie, qu’elle a du temps pour s’émerveiller en contemplant la nature et en observant les animaux. Elle s’est "encabanée", elle est prisonnière, ce qui est paradoxal quand on a soif de liberté !
Le roman est proche du journal intime qu’elle a adapté. Le livre est court, une centaine de pages, trop court pour relater trois années passées dans cette cabane. Avec de belles descriptions de l’hiver, de la nature, de l’aurore boréale, de l’amour, de la survie, elle écrit calmement, tout en douceur, un récit d’amoureuse de la nature, un récit féministe. On la sent très déterminée par son aventure humaine à ne pas revenir à la vie urbaine frénétique, décidée à se consacrer à la protection de la nature, espérant que "le printemps fertile n’était pas bien loin".
Un glossaire en fin d’ouvrage permet de comprendre certaines expressions, Gabrielle Filteau-Chiba ayant choisi d’écrire le québécois. Dans l’exemplaire numérique, on regrettera que les renvois des notes vers le texte soient très imprécis.
Un excellent thriller !
Alors que la petite Wen, 7 ans, s’amuse sérieusement à attraper des sauterelles, un homme, Léonard, arrive et lui demande à voir ses pères qui se prélassent à l’arrière du chalet qu’ils ont loué près d’un lac pour passer quelques jours au calme. Bien élevée, Wen sait qu’elle ne doit pas parler à des inconnus, elle l’écoute cependant, discute avec lui et cède à sa demande. Mais il n’est pas seul, deux femmes et un homme armés l’accompagnent. À peine entrés, le roman bascule dans l’horreur, la folie, la violence quand Léonard expose sa demande : selon les messages qu’ils ont entendus et qui les ont guidés jusqu’à eux, Éric, Andrew et Wen doivent volontairement choisir de sacrifier l’un d’eux pour sauver l’humanité.
Ce thriller rassemble beaucoup de références à l’actualité, croyance dans les fake news, fanatisme religieux, dérive sectaire, complotisme, homophobie, liberté de porter des armes. Toutes ces conceptions erronées de la vie sociale autorisent le quatuor à se croire supérieur, investi d’une mission et à devenir des prédateurs. C’est un huis-clos apocalyptique à l’atmosphère malsaine et étouffante.
La structure du roman avec de longs paragraphes qui nous introduisent dans la pensée des personnages, dans leur histoire, qui nous obligent à patienter avant qu’arrive un nouveau drame, crée un suspense insoutenable qui incite à lire vite, et même à sauter des phrases. Le doute sur la réalité des événements rapportés par la télévision et interprétés par les personnages persiste jusqu’au bout et ajoute au trouble, à l’angoisse et à l’oppression du lecteur.
Ce thriller est une réussite magistrale.
Comme très souvent, j’ai ouvert ce livre sans lire la présentation, captivé par la couverture, ou le titre, ou le nom à consonance québécoise de l’auteur. J’ai découvert que le roman est un thriller et que ce n’est pas vraiment ce que je préfère... Trop de longueurs qui m’apparaissent comme du remplissage entre les moments de pure violence.
Pourquoi le mal frappe les gens bien ?
La littérature face au scandale du mal
De Frédérique Leichter-Flack
Flammarion
Depuis " Le laboratoire des cas de conscience " (Alma, 2012, republié chez Flammarion, collection Champs au début 2023) la philosophe Frédérique Leichter-Flack mène une réflexion éthique en s’appuyant sur la littérature. Dans cet essai, elle s’interroge sur ce qui se passe quand on est frappé par le malheur, quand on assiste au scandale du mal, quand nous étreint la révolte face au mal qui frappe à l’aveugle des innocents. On a beau savoir qu’il frappe au hasard, nous cherchons une raison, des fautes commises. Nos valeurs sont bouleversées
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La philosophie, la politique et la théologie ont cherché à nous fournir du sens, à nous permettre de supporter la détresse, mais la certitude qu’il y a scandale ne s’efface pas derrière la raison. Avec qui converser sur la souffrance qui nous atteint ou dont nous sommes témoins ? Avec qui partager la douleur ? Avec qui chercher une cause ou un sens ? L’autrice propose la littérature. Non pour effacer le mal, mais pour l’identifier, pour l’affronter, le voir à l’œuvre sans qu’il nous détruise. Reconnaître l’aléa du mal et tenir bon devant son adversité.
Frédérique Leichter-Flack commence par poser le problème du mal en citant " Coco ", une très courte nouvelle de Maupassant, dans laquelle un enfant laisse volontairement mourir de faim le vieux cheval qu’il devait soigner. On ne saura pas que l’enfant est coupable. Pour accentuer le scandale, la nouvelle se termine par cette phrase : " Et l’herbe poussa drue, verdoyante, vigoureuse, nourrie par le pauvre corps ". Déjà, nous sommes dans la face obscure de la vie, là où il n’y a pas de fin heureuse, pas de salut, pas de rémission, pas de rétribution.
Suit l’histoire de Job qui subit tous les malheurs : la perte de ses dix enfants, de ses biens matériels, une maladie de peau qui le fait souffrir. Ses amis ne veulent pas croire à l’injustice et sont persuadés qu’il a mérité son sort. Mais Job refuse de se reconnaître coupable, puisqu’il ne l’est pas, et cherche le sens de cette injustice. À la fin du livre, il retrouve de nouveaux enfants, ses biens, la santé. Mais que fait-on de ses larmes, de ses cicatrices ? " La thèse de la rétribution ne peut pas faire sens : son malheur est si disproportionné que rien ne peut valoir un tel excès de malheur " .dit la philosophe. Impuissant, on ne peut qu’assister et éprouver le malheur de Job, quelle que soit la lecture politique ou théologique que l’on pratique.
On continue à supporter des malheurs et des souffrances avec la triste fin du roi Lear face à la mort de sa fille Cordélia, avec Jane Eyre qui ne comprend pas la passivité de Helen Burns, avec Edmond Dantès qui devient comte de Monte-Cristo pour se venger des hommes, avec "Yossel Rakover s’adresse à Dieu" qui lui reproche d’avoir "voilé Sa face" et laissé les hommes livrés à leurs plus bas instincts, avec Joseph Roth dont le roman "Nemesis" raconte la mort d’enfants atteints par la polio que leur aurait transmis leur animateur dont la vie est brisée par la culpabilité…
On comprend la force de la littérature qui assume son ignorance, qui se tait, qui ne cherche pas à expliquer, qui ne donne pas de fin heureuse. Les romans qui racontent des histoires qui finissent mal, que nous aimons lire, nous aident à mettre des mots sur la réalité d’un monde où le mal frappe au hasard, sans raison, à ne pas attendre de réparation. Ils nous aident à préserver un sens à notre existence, à ne pas sombrer, à dire comme Sonia à son oncle Vania, "Nous allons vivre, […] nous allons travailler avec les autres […] et quand notre heure sera venue, nous mourrons […] et nous nous reposerons… nous nous reposerons".