Un manuel de géopolitique qui se lit comme un roman
De la centaine de chroniques de géopolitique publiées par Alain Frachon dans le journal « Le Monde » depuis 2014, et rassemblées ici, on peut évidemment choisir d'avoir une lecture sélective, en fonction de l'intérêt qu'on porte à telle ou telle question, à telle ou telle région du monde. On risque pourtant de passer à côté de ce qui fait un des intérêts du livre : Frachon a une vision du monde et des ses changements, une « vista » comme il est écrit dans la quatrième de couverture (le terme est emprunté à l'univers du sport) : la démocratie recule partout, nous sommes entrés dans une nouvelle « ère des dictateurs », et les grands équilibres nés dans l'après-guerre froide sont bouleversés, notamment par le retour de l'impérialisme russe et la montée en puissance irrépressible de la Chine.
Cette « vista » ne vient pas de nulle part : Frachon a une longue expérience de correspondant à l'étranger, aux États-Unis et au Moyen-orient, mais il nourrit aussi sa réflexion de nombreuses lectures, éditorialistes de la presse internationale, politistes, historiens, philosophes, écrivains, lectures qu'il partage généreusement avec nous (un index en fin de volume montre l'étendue de ses sources, de Raymond Aron à Stefan Zweig). Elle donne au livre une étonnante cohérence, comme si on lisait une histoire, un roman, celui de notre monde aujourd'hui.
Frachon raconte autant qu'il commente ou analyse. Le style est vif, concis, imagé, ce qui ne gâche rien. Il y a de l'humour quand le sujet s'y prête (dans les portraits au vitriol de Donald Trump par exemple) et de l'émotion quand il le faut : dans sa très belle chronique du 3 juillet 2015, Frachon raconte l'éloge funèbre d'un pasteur noir assassiné, prononcé par Barack Obama, à Charleston, en Caroline du sud. Obama, devant 6000 personnes, scande son discours à la manière d'un gospel et termine en chantant a capella « Amazing grace »....
En fin de volume une riche chronologie, qui vient s 'ajouter à l'index donne au livre l'allure d'un petit manuel de géopolitique. Mais qui se lirait comme un roman.
Jean-Luc
Un grand roman sur l'Allemagne
« La petite-fille » : le titre semble annoncer un roman familial où il serait question d’apprentissage, de transmission, d'amour entre deux générations. Mais Bernhard Schlink déjoue nos attentes et c'est un « grand roman sur l’Allemagne » qu'il nous offre, comme l'était déjà « Le liseur », qui l'a fait connaître.
Roman familial il y a bien, dans les premiers chapitres : celui écrit (c'est une des très belles idées du livre) par Birgit, la femme brutalement disparue de Kaspar, libraire berlinois. Dans des notes qu'elles a laissées, Kaspar découvre que Birgit, qui a fui l'Allemagne de l'Est pour le rejoindre, au milieu des années soixante, avait abandonné à la naissance un enfant, une fille, élevée par des parents adoptifs. Kaspar part à le recherche de cette « belle-fille », dans cette Allemagne de l'Est qu'il ne connait pas. Il la retrouve, elle s'appelle Svenja. Elle vit dans une communauté rurale « Völkisch », qui voue un culte à une Allemagne idéalisée, enracinée dans la terre et les traditions, et entretient la nostalgie du Troisième Reich. Autrement dit néo-nazie.
Svenja a une fille adolescente, Sigrun, la petite-fille de Kaspar donc (il faudrait dire la « belle petite fille », mais le mot n'existe pas en français), que Kaspar commence à accueillir chez lui à Berlin le temps des vacances scolaires. Le raccourci narratif peut surprendre, mais peu importe, car ce n'est pas ce qui intéresse Schlink. Ce qui l'intéresse c'est la longue réflexion sur l'histoire de l'Allemagne contemporaine qu'il peut ainsi mener à travers le dialogue impossible, malgré leur attachement naissant, entre Sigrun et Kaspar. Chacun incarne des idées (en allant vite : humanisme et universalisme pour Kaspar, négationnisme et racisme pour Sigrun) mais aussi une part d'héritage de l'histoire allemande : Kaspar est « de l'Ouest », Sigrun, Svenja, Birgit, sont de l'Est. Les Allemands de l'Est ont vécu la réunification comme un drame qui les a laissés orphelins d'un pays qu'ils ont aimé, et se sentent humiliés par l'arrogance des Allemands l'Ouest. Pour Schlink le néo-nazisme prend ses racines, aussi, dans cette amertume et ce désarroi des Allemands de l'est.
Une autre très belle idée du roman est de faire se rapprocher malgré tout le grand-père et la petite-fille à travers un même amour de la musique. Sigrun se révèle une pianiste douée et découvre en écoutant les disques de Kaspar que la beauté d'une musique n'a rien à voir avec la nationalité de celui qui l'a composée. C'est du reste la musique qui lui permettra de conquérir sa liberté, au delà d'autres choix impossibles pour elle.
Un plaisir qui peut s'ajouter à celui de la lecture est d'écouter, au fil de celle-ci, quelques unes des nombreuses œuvres musicales évoquées...Par exemple, les variations de la Sonate en sol majeur n° 11 de Mozart, par le grand Daniel Barenboim...
https://www.youtube.com/watch?v=FZ1mj9IaczQ&list=RDFZ1mj9IaczQ&index=1
Jean-Luc
Jo Nesbø présente
Le grand Jo Nesbø nous avait entraînés, au fil de la série des « Harry Hole » (son héros récurrent, génial enquêteur de la police d'Oslo, écorché vif et alcoolique), dans des histoires de plus en plus noires qui pouvaient faire craindre le pire (autrement dit que Harry Hole lui-même mette fin à la série, emporté par ses démons). Comme s'il voulait entretenir le suspense, ou nous laisser respirer (et peut-être respirer lui même, qui sait), Nesbø nous offre avec « De la jalousie » une sorte d'intermède, en s'aventurant sur le terrain peu fréquenté de la nouvelle policière. On y découvre un autre Jo Nesbø, tout autant maître de son art qu'il l’était dans ses romans au long cours : concision et clarté des intrigues (qui n'hésitent pas pour certaines à recourir au ressort du fameux « whodunit » : « qui l'a fait ?», « qui est le coupable ? »), rigueur du tempo, (Nesbø est aussi musicien), finesse des ambiances, art consommé et pervers de la chute (comme une sorte de clin d’œil, l'intrigue de la plus longue des nouvelles, « Phtonos », se déroule dans les milieux de l'escalade ; les amateurs de ce beau sport se régaleront, car c'est très documenté).
A la fin des années 1950 Alfred Hitchcock présentait sur la chaîne américaine CBS de petites pépites de courts métrages policiers, réalisés pour certains par lui-même. La série s’appelait tout simplement « Alfred Hitchcock presents ». Elle a été diffusée et rediffusée en France sous le titre « Alfred Hitchcock présente ». Le « maître du suspense » nous saluait d'un sépulcral « Bonsoir », et on entrait dans ses histoires, ravi. "De la jalousie" fait irrésistiblement penser à « Alfred Hitchcock présente ». Jo Nesbø nous salue d'un malicieux « Bonsoir » et on entre dans ses histoires, ravi.
Jean-Luc
"Ca ressemble à la vie"
New Prospect, une banlieue aisée de Chicago. Son église protestante, son pasteur, Russ Hidebrandt, et sa famille, sa femme Marion et leurs quatre enfants, dont trois adolescents, Clem, l'ainé, déjà étudiant, Becky, la jeune fille populaire, et Perry. le surdoué fragile. On est à la veille de Noël 1971, «deux fronts d'air gris complotent pour apporter de la neige ». On comprend vite que ce sont d'autres tourments qui s'annoncent, ceux que vont traverser ces cinq personnages qu'on va suivre tour à tour, au fil de cette journée, mais aussi de nombreux retours en arrière, tout au long de ce roman touffu et addictif, comme savent si bien les écrire les Américains. Tous les cinq sont en crise : Russ ne parvient pas à se remettre d'un humiliation subie trois ans auparavant, et peine à résister à son attirance pour une séduisante paroissienne ; Marion, obsédée par son poids, confie longuement à sa psychiatre un épisode dramatique de son passé ; Clem, en conflit avec son père, choisit d'arrêter ses études ; Becky est tiraillée entre sa foi et un amour naissant ; Perry bascule petit à petit dans la drogue. Tous sont terriblement attachants même s'ils sont aussi, et en même temps, détestables, désolants, ou pathétiques.
Dans un passionnant entretien donné à Télérama*, Franzen explique qu'il découvre au fur et à mesure qu'il écrit qui sont ses personnages. Il nous les fait ainsi progressivement découvrir, au fil de la lecture. « Voilà pourquoi », ajoute-t-il « écrire ou lire un roman est passionnant : parce que ça ressemble à la vie, où l'on ne sait pas immédiatement tout sur les gens qu'on rencontre ». De ce point de vue Crossroads est une réussite : une fois qu'on l'a commencé, on ne le lâche plus.
Roman du « passage des âges », Crossroads peut être lu aussi comme une chronique nostalgique d'une Amérique qui a disparu , celle de la lutte pour les droits civiques, et contre la guerre au Vietnam, celle où la religion (très présente dans le roman) portait d'autres valeurs que le conservatisme.
La fin du roman, abrupte, surprend. On se souvient alors que Franzen (toujours dans l'entretien donné à Télérama) nous a annoncé que Crossroads était le début d'une trilogie. On attend la suite avec impatience
Jean-Luc
* Numéro 3792, du 14/09/2022
Le Kremlin comme si vous y étiez
« Ce roman est inspiré de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s'agit néanmoins d'une véritable histoire russe » nous dit Giuliano da Empoli dans l'intrigante exergue qui ouvre son livre. Sans doute faut-il prendre ici le mot histoire au sens fort, car ce que raconte Da Empoli c'est un moment de l'histoire de la Russie, celui des vingt années qui ont vu l'ascension de Vladimir Poutine, depuis sa nomination, presque par accident, comme Président par intérim de la Fédération de Russie, jusqu'à nos jours, où il est devenu le nouveau « tsar » (c'est ainsi qu'il se fait appeler). Cette histoire russe est racontée par Vadim Baratov, conseiller de Poutine, qu'on surnomme « le mage du Kremlin ». Giuliano da Empoli fut lui même conseiller politique (de Matteo Renzi, président du conseil italien de 2014 à 2016). Il sait donc de quoi il parle. Les conversations entre Baratov et Poutine qui parcourent le roman sonnent en effet terriblement vrai, et font souvent froid dans le dos. Elles mettent à jour les ressorts psychologiques du pouvoir selon Vladimir Poutine : mensonge, manipulation, intimidation, mépris de l'opinion, recours décomplexé à la violence, exaltation du nationalisme russe à travers une relecture paranoïaque de l'histoire, à laquelle son conseiller apporte une talentueuse contribution, si on peut le dire ainsi.
De nombreux essais ont été écrits ces dernières années sur Vladimir Poutine, qui apportent une riche matière à la réflexion sur le personnage et le système qui le maintient au pouvoir. Da Empoli, qui est aussi et d'abord essayiste, a choisi le roman. Il ajoute ainsi à la finesse de l'analyse un troublant effet de réel qui n'est pas la moindre qualité de son livre.
Jean-Luc