Ebenezer Le Page est un être acariâtre, tenace et… charmant. À quatre-vingts
ans, il a toujours vécu sur l’île de Guernesey, un coin pierreux et délicieux
coincé entre l’Angleterre et la France, et un monde véritablement à part.
Ebenezer lui-même est farouchement indépendant, mais alors qu’il atteint la
fin de son existence, il est déterminé à raconter son histoire et celles de
ceux – parents, amis, ennemis – qu’il a côtoyés, appréciés ou détestés. Il
révèle des secrets de famille et de vieilles querelles, relate des amitiés
inoubliables et d’autres, trahies, nous parle des amours entrevues, de celles
perdues, contrariées ou désavouées, de celles qui pèchent par trop d’orgueil
et qu’on cherche à faire taire, mais qui comptent tellement à la fin. Si Le
Livre d’Ebenezer Le Page est la fascinante chronique d’une vie, c’est aussi un
compte rendu des traumatismes d’une époque : figurant parmi les créations
littéraires les plus incroyables du XXe siècle, il raconte à la fois les
hommes perdus en temps de guerres et les affres de l’Occupation, et offre un
regard consterné sur l’essor du commerce et du tourisme qui grignote peu à peu
le monde. Ebenezer Le Page a beau grogner, gronder, se montrer tantôt sans
pitié ou dénué d’espoir, il nous livre pourtant un récit plein d’humour, de
tendresse et d’humanité, qui cache en son cœur une enthousiaste, une
insatiable quête de l’autre. Gerald Basil Edwards naît en 1899 à Guernesey.
Fils d’un propriétaire de carrière, il passe son enfance sur l’île dans une
maison cossue. Adolescent, il exerce en tant que professeur-stagiaire avant
d’être appelé à rejoindre l’infanterie britannique en 1917. Il échappe au
front et devient instructeur d’artillerie à Portsmouth. À la fin de la guerre,
il entre à l’université de Bristol afin d’étudier la littérature. Son lien
avec Guernesey, déjà affaibli par son départ, va davantage se détériorer à la
mort de sa mère, en 1924. Son père, qui ne tarde pas à se remarier, décide
alors de vendre la maison dans laquelle a grandi Gerald – un moyen de priver
celui-ci de son héritage (les lois de succession sur l’île différant de celles
qui prévalent dans le reste du Royaume-Uni) et Edwards perd tout droit sur ce
que son père partage avec sa nouvelle femme, la gouvernante. Il trouve du
travail en tant que maître de conférences en littérature anglaise et art
dramatique à Londres où il côtoie le monde des lettres, et se lie avec
quelques grands noms de l’époque : Middleton Murry, Annie Besant ou encore
Rabindranath Tagore. Il rédige des articles pour le magazine Adelphi, pour
lequel travaille J.S. Collis, auteur d’une biographie de Bernard Shaw, qui
l’encourage à se lancer dans la rédaction d’une biographie de D.H. Lawrence.
Ce travail n’avance pas beaucoup, et Edwards – que ses amis décrivent comme un
homme aussi brillant que fainéant – l'abandonne tout à fait en 1930, quand
D.H. Lawrence meurt avant qu’il n’ait eu la chance de le rencontrer. Il
s’installe alors avec sa femme en Hollande, puis en Suisse, où il essaie de
vivre de ses poèmes et essais. Mais seulement trois ans plus tard, alors que
le couple a déjà quatre enfants, il abandonne sa famille. On sait peu de
choses sur les années qui ont suivi. Les archives de la Seconde Guerre
mondiale indiquent qu’il travaillait dans une agence pour l’emploi. Ce n’est
qu’en 1967 que sa fille retrouve sa trace ; il est alors retraité de la
fonction civile depuis sept ans. Installé à Weymouth, ville côtière du Dorset
située en face de Guernesey, il souhaite renouer avec son île, mais sa pension
ne lui permet pas de s’y installer. Il réside donc chez une certaine Madame
Snells, dont il deviendra proche. Elle le décrit comme un homme de caractère,
assez fermé : « Fier, mais simple et doué d’une mémoire prodigieuse, il se
souvenait mot pour mot de conversations tenues cinquante ou soixante ans
auparavant. Charmant et aimable, mais d’humeur changeante, parfois désespéré.
» Gerald Basil Edwards se remet alors à l’écriture et pose sur le papier les
premières pages d’un récit : Le Livre d’Ebenezer Le Page. Sa mémoire constitue
une source d’inspiration majeure. Il se rappelle les habitudes des habitants
de son île et s’appuie également sur les quelques voyages qu’il y a fait : en
1946, pour les funérailles de son père, mort au lendemain de l’occupation
allemande, et les visites rendues à sa cousine Hilda Dumont, avec qui il
renoue au cours des années soixante. C’est grâce à elle qu’il garde le contact
avec sa famille maternelle. Sa correspondance montre un homme nostalgique de
son enfance. Il regrette que l’île et ses habitants aient tant changé, mais y
demeure attaché : « Je ne souhaite pourtant vivre nulle part ailleurs. » Il
évoque avec tristesse la maison familiale de son grand-père, qui appartient
alors à son cousin Edwin, et dans laquelle il ne reconnaît plus grand monde.
En 1970, il fait une rencontre déterminante. Edward Chaney, jeune artiste
londonien de 21 ans en visite chez sa grand-tante chargée de lui apprendre les
manières bourgeoises, passe un été dans le Dorset, et se lie d’amitié avec le
vieil homme. Edwards, alors âgé de 73 ans, joue un rôle de mentor cultivé, et
tous deux discutent littérature, politique ou religion avec un enthousiasme
partagé. Lorsque Chaney repart à Londres, ils entament une correspondance dans
laquelle Edwards s’épanche librement sur son passé et celui de sa famille,
heureux de pouvoir transmettre son histoire à un tout jeune ami. Décidé à
partager le long récit autobiographique qu’il a écrit, Edwards confie le
manuscrit à Chaney. Celui-ci, séduit par le Livre d’Ebenezer Le Page, le
pousse à chercher un éditeur, et après deux ans au cours desquels le manuscrit
est assemblé, affiné et corrigé, les deux hommes se chargent d’écrire à
différentes maisons d’édition londoniennes. Mais la crise économique qui
perdure jusqu’au milieu des années soixante-dix rend les éditeurs frileux.
L’œuvre, qui brouille la frontière entre fiction et autobiographie, est perçue
comme incohérente, et sa publication, trop risquée. On reproche à Edwards
d’ancrer son récit sur une île dont l’histoire est méconnue du public et dans
un patois trop régional, sans pour autant que le texte présente une valeur
documentaire, puisque la géographie de l’île, entre autres, n’a pas été
parfaitement respectée. Edwards lui-même avoue n’être pas sûr de pouvoir
qualifier son œuvre avec exactitude, il la conçoit plus simplement comme un «
livre ». Il dit d’ailleurs comprendre la réaction des éditeurs : le milieu
intellectuel lettré de la capitale lui est suffisamment familier pour être
sceptique. Néanmoins, Chaney et lui poursuivent leurs efforts jusqu’en 1976. «
C’est un livre à part. Je suppose qu’on peut le placer dans la catégorie de
“roman”, mais d’un certain nombre de points de vue, c’est impossible. Dans le
sens classique du terme, en tout cas. Mais enfin, j’ai beau avoir enseigné la
littérature pendant vingt ans, je ne sais toujours pas ce qu’est un roman. Je
le vois comme un livre. LE LIVRE D’EBENEZER LE PAGE. » — Gerald Basil Edwards
Edwards confie alors à sa logeuse la mission de détruire toute trace de son
existence, soit tous les poèmes, articles et pièces de théâtre qu’il a écrits
ainsi que les premières pages d’une autre autobiographie fictive d’un habitant
de Guernesey, The Boud’lo, dont il ne reste qu’un court fragment écrit à la
main. Cette décision s’explique par son rejet de toute forme de gloire : « La
simple pensée d’être un personnage public m’horrifie. » Il meurt la même année
d’une crise cardiaque avant d’être parvenu à publier son grand roman. Mais
Edward Chaney et sa femme n’abandonnent pas et les propriétaires du texte
ayant échappé à l’auto da fe parviennent, trois ans plus tard, à publier le
récit de leur ami. La réception du Livre d’Ebenezer Le Page est excellente,
aussi bien au Royaume-Uni qu’aux Etats-Unis. D’anciens rédacteurs du magazine
Adelphi, qui avaient reproché à Edwards son incapacité à faire publier un
grand texte, ne manquent pas de féliciter son travail. John Fowles admire
l’ouvrage dont il écrit la préface de l’édition anglaise, et William Golding
achève de sacrer ce livre fascinant qu’il qualifie d’« œuv...