Le mauvais sort

Beppe Fenoglio

Cambourakis

  • Conseillé par
    6 août 2013

    Au cœur et aux tripes

    « Il pleuvait sur toutes les Langhe, là-haut à San Benedetto mon père s’offrait sa première eau sous terre ». Ça commence comme ça : âpre, imparfait, charnel. Pour dire que son père vient de mourir, le narrateur utilise le seul langage qu’il ait à sa disposition, celui de la nature et du corps, celui de la pluie qui vient arroser le sol meuble d’une tombe de pauvres. Une tombe sans pierre tombale. Quand Agostino parle, c’est toute une tradition d’écrivains crève-la-faim, celle des picaros, qui s’exprime à travers lui. Car _Le Mauvais Sort_ (paru en Italie en 1954) porte bien son nom : en une petite centaine de pages, Beppe Fenoglio, écrivain-résistant piémontais mort prématurément en 1963, considéré aujourd’hui comme l’une des voix les plus importantes de l’Après-guerre en Italie, raconte le parcours misérable d’un jeune homme de dix-huit ans, grandi dans les années 30 au sein d’une famille de métayers analphabètes des _Langhe_, les collines du Piémont. La mère fait des fromages en priant le bon dieu ; le père travaille aux champs en houspillant sa femme. Stefano, le fils aîné, est revenu de l’armée soiffard et joueur. Emilio, le cadet, chétif et intelligent, est envoyé au séminaire pour contenter une protectrice de la famille (entendez : une femme qui leur a fait grâce, en échange de la prêtrise du garçon, des quelques sous qui lui étaient dus). Il y avait longtemps que l’on ne lisait plus à ce point l’importance de l’argent. Agostino, quant à lui, le héros – l’anti-héros – de ce roman, est placé contre sa volonté dans une famille de métayers à peine moins pauvres que les siens et soumis peu ou prou aux mêmes exigences vitales : trouver un mari pour la fille mal dotée, économiser le pain et enfermer le lard sous clé. Car rien n’indique que le roman se situe au XXème siècle : les modes de vie, les mécanismes sociaux, les rapports entre les deux sexes semblent tout droit venus du Moyen-âge.

    On peut donc lire _Le Mauvais Sort_ par curiosité, comme un roman historique. Et il s’en passe, des choses, dans ces cent-dix pages ! Mais on doit surtout lire _Le Mauvais Sort_ par devoir d’empathie. Parce que ce destin de poissard affamé, c’est celui de notre semblable, et c’est ce qui caractérise l’écriture de Fenoglio : jamais de condescendance ni de mise à distance anthropologique. Grâce à la première personne, l’auteur donne la parole à Agostino, à ce Je fragile et amer, souffrant, aimant, vivant. On doit d’ailleurs saluer le travail de Monique Baccelli, qui propose une traduction brillante et courageusement opposée aux tentations du lissage. Lire _Le Mauvais Sort_, c’est prendre le temps d’écouter, en version originale, la voix d’un homme qui vous interpelle dans votre cœur et dans vos tripes.

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